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Anne-Marie Giroux : là où le mouvement
s'attarde dans l'immobilité
Par Hajra Salinas, 1er juillet 2025
AATONAU
( lien vers la version originale du texte )
| « J’essaie d’entrevoir l’imperfection, le détail, d’écouter le silence et les sons naturels. »
Les débuts méconnus : d'Ormstown à la création multidisciplinaire
Le parcours artistique d'Anne-Marie Giroux prend ses origines à Ormstown, au Québec, et s'étend à l'image des multiples facettes de sa pratique créative. Élevée dans un foyer où la musique, la littérature et le mouvement respiraient, elle s'est profondément forgée grâce à la double passion de ses parents. Sa mère, pianiste de formation classique, et son père, psychoéducateur et passionné d'ébénisterie, ont cultivé un environnement où la curiosité était encouragée. De longues heures passées à observer son père dans son atelier ont nourri sa fascination pour les objets, les outils et le monde tactile. Mais c'est la mort de celui-ci, alors qu'elle n'avait que dix ans, qui a marqué un tournant déterminant, introduisant dans sa conscience les thèmes de la fugacité, de la présence et du temps, autant de thèmes qui allaient plus tard émerger dans son vocabulaire artistique.
À l’âge de seize ans, elle s’installe à Montréal et se retrouve au cœur d’une scène artistique dynamique. Son instinct créatif se forge d’abord grâce à une formation artistique formelle. Initialement attirée par la photographie argentique pendant ses études collégiales, elle élargit rapidement son champ d'action en explorant le dessin, les études théâtrales, la peinture, la sculpture, la danse et le cinéma. Ce parcours éducatif abouti à l'obtention d'un baccalauréat en beaux-arts de l'Université Concordia. Chaque discipline ajoute une nouvelle dimension à sa compréhension des matériaux, du mouvement et de l'expression. La nature multidisciplinaire de sa formation devient fondamentale, façonnant non seulement sa façon de penser, mais aussi la manière dont elle construit son travail, établissant souvent des liens entre la présence physique, l'émotion et l'espace.
Anne-Marie Giroux : Là où l'objet rencontre l'émotion et où le mouvement s'arrête
Au cœur de sa philosophie artistique se trouve un dialogue entre matérialité et présence. Elle utilise des médiums conventionnels – huile, laque, goudron, graphite, plâtre, ciment – ainsi que des matériaux récupérés ou recyclés pour créer des œuvres qui explorent la profondeur émotionnelle et les questions existentielles. Que ce soit sur papier, sur bois, sur toile, sur tout autre support physique ou sous forme tridimensionnelle, elle aborde les matériaux de manière intuitive, commençant souvent par l'écriture poétique comme prélude à ses recherches visuelles. Cette approche par couches, axée sur le processus, lui permet d'éplucher les surfaces superficielles, atteignant les intersections brutes entre forme et sentiment.
Son plus récent projet, l’installation NOCTURNES, offre une synthèse poignante de ces motifs récurrents. Prévue pour une exposition à Montréal à l'automne 2025, l'œuvre aborde les thèmes du deuil, de la mémoire et de l'introspection nocturne. Divisée en trois phases distinctes – deuil individuel, luminosité nocturne et deuil collectif –, NOCTURNES utilise des paysages sonores, des compositions visuelles et des fragments textuels pour construire un environnement poétique. L'utilisation de l'imagerie lunaire, qu'elle photographie depuis 2019, est particulièrement remarquable. L'installation culmine dans la vision d'une forêt synthétique futuriste – une contemplation métaphorique de ce qui pourrait subsister une fois la nature elle-même disparue. Ce projet ambitieux illustre sa capacité unique à maîtriser le poids de l'absence et à le transformer en une présence tangible et immersive.
Le langage matériel et la poétique de l'inachevé
Dans l'univers créatif d’Anne-Marie Giroux, les matériaux ne sont pas des supports passifs de forme, mais des vecteurs de sens. Son rapport à la matière s'ancre dans une intuition tactile, nourrie par la tension entre construction et effondrement, visibilité et effacement. En intégrant des objets trouvés et des matériaux dégradés, elle réactive ce qui a été abandonné, invitant le spectateur à réfléchir à la manière dont la mémoire, le temps et l'entropie façonnent l'art et l'existence. Ses œuvres ne sont pas des déclarations policées, mais des conversations ouvertes, laissant place au silence, à l'ombre et à l'ambiguïté. Cette emphase sur l'imperfection et la crudité confère à ses œuvres une vulnérabilité humaine, renforçant l'idée que l'art peut être à la fois témoin et véhicule.
L'interaction entre le mouvement et l’immobilité demeure un thème sous-jacent essentiel dans son œuvre. Bien qu’elle ne chorégraphie plus au sens traditionnel du terme, ses sculptures et installations sont imprégnées d’énergie cinétique. Les gestes inscrits dans les coups de pinceau, l'équilibre entre textures opposées et les relations spatiales au sein de ses compositions évoquent tous un mouvement suspendu, des instants figés dans le flux. Cela fait écho de son expérience dans la danse et la performance, où la position du corps dans l'espace devient un langage à part entière. Même lorsqu'elle travaille avec des matériaux inertes, Anne-Marie Giroux leur confère une sensation de souffle, de tension qui anticipe la libération.
Tout aussi significative est sa méthode qui consiste à initier ses projets par l'expression poétique. Avant que la matière ne prenne forme visuellement, elle s'enracine dans le langage. Ces fragments de texte servent de plans directeurs, non pas pour une traduction littérale, mais pour une résonance émotionnelle et thématique. Cet entrelacement de poésie et d'art visuel amplifie la charge atmosphérique de ses installations. Il en résulte une œuvre qui refuse de s'arrêter, oscillant toujours à la limite de l'articulation. Par son processus, l’artiste encourage le spectateur à embrasser l'incertitude et à trouver la beauté non pas dans la résolution, mais dans la présence – celle qui persiste longtemps après que la forme s’est estompée.
Anne-Marie Giroux : Élargir l'horizon de l'art collectif
Pour Anne-Marie Giroux, la création a toujours été plus qu'un acte individuel ; c'est un processus qu'elle imagine profondément relationnel et expansif. Son rêve de longue date de cocréer une œuvre d'art publique internationale et permanente en collaboration avec des artistes de divers pays reflète cette vision. Une telle entreprise collective incarnerait sa conviction d'une paternité partagée et d'un pluralisme artistique. Rassembler des voix issues d'horizons culturels et esthétiques différents permettrait un dialogue transcendant la géographie et la langue – une convergence de sensibilités reflétant l'interdépendance de l'expérience humaine.
Ses influences témoignent de cette sensibilité élargie. Le compositeur John Cage et les chorégraphes tels que Merce Cunningham, Jean-Pierre Perreault et Min Tanaka ont façonné sa compréhension du rythme, de l'imprévisibilité et de l'expression corporelle. Des artistes visuels tels qu’Eva Hesse et Marcel Duchamp ont influencé son utilisation expérimentale des matériaux, tandis que des figures telles que Mark Rothko, Agnès Martin et Jean-Michel Basquiat lui ont révélé le potentiel émotionnel et spirituel de l'abstraction et de la création graphique. Yves Klein et Ernst Ludwig Kirchner ont enrichi son cadre conceptuel de nouvelles dimensions en matière de performance, de couleur et d'intensité psychologique. Chacune de ces figures contribue à une mosaïque d'influences aussi diversifiée que sa pratique.
Cette inspiration profonde renforce sa capacité à naviguer harmonieusement entre disciplines et médiums. Pourtant, malgré la multiplicité de ses références et de ses techniques, Anne-Marie Giroux demeure ancrée dans un objectif singulier : créer des espaces, à la fois physiques et émotionnels, où le spectateur peut interagir avec l’absence, la mémoire et la transformation. Son art ne sollicite pas l’interprétation, mais la présence; non pas des réponses, mais l’attention. Qu’elle évoque une forêt éclairée par la lune, des futurs perdus, ou qu’elle réutilise des fragments de matériaux oubliés, Anne-Marie Giroux propose un art qui parle non seulement à l’œil, mais aussi au corps sensible, au deuil partagé et au pouls incessant du vivant.